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Discours d’hommage à la mémoire du chancelier fédéral Helmut Kohl

Monsieur le Président fédéral, Madame la Chancelière fédérale, chères et chers collègues, Excellences, chers invités,

L’Allemagne pleure Helmut Kohl. Vendredi dernier, celui qui fut notre chancelier fédéral durant de longues années, Helmut Kohl, est décédé chez lui, dans son Palatinat, à l’âge de 87 ans.

Le fait que nous lui rendions hommage ici, dans le bâtiment du Reichstag, au cœur de Berlin, capitale de l’Allemagne unifiée, aurait été inimaginable sans les mutations de l’histoire du monde qui sont indissociablement liées à son nom. « Quel édifice a été marqué plus profondément par le sillon de l’histoire ? » demandait Helmut Kohl à cette tribune, en tant que nouveau chancelier fédéral, lors d’une manifestation organisée ici, dans le bâtiment du Reichstag, en janvier 1983 – quand, juste derrière, le mur et les barbelés coupaient encore la ville de Berlin en deux, et avec elle, l’Allemagne et l’Europe. « Aucun édifice », disait alors le chancelier, « n’incarne mieux que le Reichstag l’histoire des Allemands, et leur espoir de vivre en paix dans une Europe libre ». L’histoire des Allemands, et leur espoir de vivre en paix dans une Europe libre. Helmut Kohl n’a jamais renoncé à cet espoir – et s’il est devenu réalité, c’est essentiellement à lui que nous le devons, avec l’unité pacifique de notre pays dans une Europe libre et en paix.

En 1989, quand se présenta la chance dont beaucoup avaient fait leur deuil depuis longtemps, Helmut Kohl, animé de l’instinct et de l’assurance qui caractérisaient le grand homme d’État, prit l’initiative : avec son « Programme en 10 points » présenté devant le Bundestag, à Bonn, le 28 novembre 1989, il donna à la révolution pacifique en cours en RDA son orientation politique ambitieuse, qui devait mener à l’unité allemande ; ce fut un moment-clé de notre histoire parlementaire – et ce fut son « brillant exploit » politique, comme le reconnut son prédécesseur Helmut Schmidt. La fermeté que ce dernier montra en tant que chancelier fédéral au moment de la double décision de l’OTAN, si importante pour l’évolution politique future et pourtant fortement contestée, reçut le soutien sans réserve d’Helmut Kohl, alors chef de l’opposition. Plus tard, devenu lui-même chancelier, il montra une fermeté plus forte encore lorsqu’il dut faire face aux vives protestations des centaines de milliers de manifestants rassemblés à Bonn.

« Un homme politique qui ne met pas un peu d’utopie dans ses objectifs est un pauvre homme », confiait le jeune Helmut Kohl en 1968 au « Spiegel » ; c’était encore possible à l’époque. Si l’unité de l’Allemagne et de l’Europe n’est pas restée une utopie, c’est, de façon décisive, à son opiniâtreté sur les questions de principe et à son intervention résolue dans la situation historique concrète que nous le devons.

Helmut Kohl montra en 1989 une clairvoyance que beaucoup avaient perdue depuis longtemps dans l’Ouest du pays divisé – l’idée de reconnaître une nationalité distincte pour les Allemands de RDA, par exemple, qui trouva parfois quelques sympathies jusque dans son propre parti, jamais il ne l’accepta. Ce qui suivit fut l’histoire d’un succès sans équivalent, le succès d’une diplomatie à la fois avisée et ciblée, dont le résultat fut l’unité allemande au sein de l’alliance des États et de la communauté de valeurs de l’Occident, en bonne entente avec tous nos voisins et avec le soutien de partenaires importants dans le monde.

Helmut Kohl savait que ce grand objectif national ne pouvait être atteint qu’à travers l’unification de l’Europe. L’Union des États européens ne fut cependant jamais un moyen pour lui, mais toujours un but véritable : c’était le grand projet de paix sur le continent autrefois ennemi, qu’il chercha à rendre irréversible également avec la monnaie unique, à la fin de son mandat. Le grand élan de sympathie manifesté chez nos voisins et les réactions suscitées à travers le monde par la mort d’Helmut Kohl soulignent sa contribution remarquable en tant que citoyen d’honneur de l’Europe. C’est pour cette raison que sera organisée à sa mémoire, samedi de la semaine prochaine, à Strasbourg, une cérémonie d’hommage qui n’a pas de précédent. Cependant, chacun ou presque conviendra que la nature et le lieu de l’hommage au parcours d’une vie remarquable, en Allemagne et pour l’Allemagne, ne sont pas, avec tout le respect, uniquement une affaire familiale. Et le Bundestag allemand est certainement le meilleur lieu possible pour un tel hommage, en présence du Président fédéral et de ses prédécesseurs, de la Chancelière fédérale et des membres du gouvernement fédéral, de nombreux ambassadeurs et représentants du Corps diplomatique présidé par son Doyen, le Nonce apostolique.

Mesdames, Messieurs,

Helmut Kohl est né en 1930, à la date précise où, ici, dans ce bâtiment du Reichstag, une motion de défiance échoua contre le nouveau gouvernement formé par Heinrich Brüning, premier des gouvernements présidentiels qui – comme nous le savons aujourd’hui – marquèrent le début de la fin de la République de Weimar, et ouvrirent la voie vers la dictature. Cette dernière s’acheva par l’effondrement moral complet, et une guerre qui laissa sa marque fatale dans les biographies familiales de générations entières, y compris celle d’Helmut Kohl. En 1989, devant la Frauenkirche de Dresde, alors que chacun ressentait la volonté d’unité de la population, Helmut Kohl évoqua sa jeunesse durant la guerre, avec la perte, jamais totalement surmontée, de son frère aîné sur le front. Et devant l’église, qui était encore en ruine à l’époque, il renouvela la promesse que sa génération avait faite : plus jamais la guerre ! « À l’avenir, seule la paix partira du sol allemand – Tel est le but de notre communauté. »

À la fois expression de cette mission permanente et symbole de la réconciliation entre Allemands et Français, il y eut l’inoubliable poignée de main avec François Mitterrand devant les tombes de Verdun en 1984. Dix ans plus tard, le départ pacifique des derniers soldats russes de Berlin et les célébrations qui l’accompagnèrent mirent – comme Helmut Kohl le dit alors – un « point final à l’histoire de l’après-guerre en Europe » ; c’est exactement ce que ressentirent ceux qui étaient présents.

L’Union soviétique, vers laquelle ce qui fut jadis l’Armée rouge aurait pu faire son retour, n’existait plus ; il régnait en revanche un espoir général d’une paix durable. Il semblait en tout cas impensable alors que la « période d’amitié et de collaboration » proclamée par Boris Eltsine puisse, vingt ans plus tard, être délibérément remise en cause par les dirigeants russes actuels, avec l’annexion de la Crimée contraire au droit international et les affrontements militaires incessants dans l’Est de l’Ukraine.

Helmut Kohl pensait selon une perspective historique, car il connaissait la force de l’histoire dans la construction des identités : « Sans l’histoire, la politique n’a pas de racines, elle reste sans but, sans raison et sans perspective. Celui qui conçoit le futur politiquement doit vivre de l’expérience de l’histoire, sans rester accroché à elle. » Fort de cette conviction, il sut donner durant son mandat – non sans rencontrer des résistances – des accents politiques qui ne s’effaceront pas : ils marquent notre conscience historique et notre culture du souvenir, à travers le Musée historique allemand de Berlin, par exemple, et la Maison de l’Histoire de la République fédérale d’Allemagne, à Bonn, qui inscrivent toujours notre histoire nationale dans le contexte européen, mais aussi le monument de la Neue Wache, sur l’avenue Unter den Linden, mémorial des victimes de la guerre et de la tyrannie, qui nous rappelle les errements fous de l’histoire allemande au XXe siècle.

Chères et chers collègues, chers invités,

Les nombreux hommages rendus ces derniers jours à Helmut Kohl ont été dominés presque inévitablement par les images diffusées en boucle de son mandat de chancelier, qui dura seize ans et fut donc le plus long de tous, et par la dimension tragique des dernières années de sa vie, qui a ému de nombreuses personnes. Derrière ces images apparaît cependant aussi, avec toujours plus de force, la personnalité d’Helmut Kohl, qui ne laisse personne indifférent. Sa force d’intégration est légendaire, comme son pouvoir de polarisation – et ce, tant entre les partis qu’au sein même de l’Union CDU/CSU. Je pense au parlementaire passionné, à l’orateur et chef de l’opposition au Bundestag, imposant à maints égards, qui – aux temps des Wehner et des Schmidt – ne ménageait pas ses coups, et qui devait aussi en prendre beaucoup ; un homme qui avait été auparavant, dans la Rhénanie-Palatinat de ses origines, le plus jeune député du parlement du Land, le plus jeune chef de groupe parlementaire et le plus jeune chef de gouvernement ; un modernisateur plein d’énergie et un réformateur courageux, à une époque, il est vrai, où les étudiants attendaient et réclamaient plutôt la révolution – et au sujet duquel le « Spiegel » lui-même écrivait en 1969 : « Chaque fois que les vieilles habitudes passent à la trappe, Kohl est toujours là... »

Soucieux des personnes, il manifestait encore beaucoup d’intérêt, y compris plus tard, au Bundestag, pour les jeunes députés. J’en ai fait moi-même l’expérience : il observait plus intensément que ce que ceux-ci ne pouvaient souvent se l’imaginer, s’ils évoluaient de la manière qu’il attendait d’eux.

Sa mémoire, que ce soit en politique ou dans sa vie privée, était phénoménale. Il n’était pas rare qu’il laisse sans voix ses interlocuteurs par les questions précises qu’il leur posait ou par ses descriptions d’aspects de leur domaine de responsabilité, qu’eux ne connaissaient même pas, mais que lui connaissait.

Il a toujours perçu l’Union chrétienne-démocrate, dans laquelle il était fermement enraciné, comme sa famille ; et il désignait son groupe parlementaire au Bundestag, auquel il rendit encore visite en 2012 – ceux qui étaient là s’en souviendront à jamais – comme son port d’attache, c’était sa maison. Il était, et il est resté attaché au terroir, ce que ceux qui le sous-estimaient notoirement prirent pour du provincialisme. Doté d’un charme solide et d’un sens de l’humour marqué, parfois moqueur, il réunissait une aspiration à construire, à façonner, et une conscience de son propre pouvoir, une volonté sans limites et le don pour parler à un large spectre de la population, grâce à une sensibilité tout à fait singulière pour les personnes. Il parvint ainsi à établir, même dans les relations internationales, des relations étroites sur le plan politique et amicales sur le plan personnel avec les chefs d’État importants dans le monde entier, en France comme aux États-Unis et en Russie – c’était la « personnification de la mesure de renforcement de la confiance de la politique mondiale », comme l’ont justement reconnu les médias ces derniers jours.

Nous en avons une illustration typique, qui est probablement davantage ancrée dans les mémoires en Pologne que chez nous, à travers les circonstances de sa visite d’État à Varsovie, le 9 novembre 1989 : certes, il interrompit sa visite pour être à Berlin à ce moment historique pour le monde, mais il n’annula pas sa visite et, à la surprise de ses hôtes, il la poursuivit dès le 11 novembre.

Chères et chers collègues,

Dans ses « Considérations sur l’histoire universelle », l’historien suisse Jacob Burckhardt écrit : « “Personne n’est irremplaçable”, dit un proverbe. Pourtant, il est quelques hommes qui, précisément, sont irremplaçables, et ceux-là sont grands... L’homme grand est celui sans lequel le monde nous semblerait incomplet, parce que certaines grandes actions ne peuvent être accomplies que par lui, à son époque, dans son milieu et qu’elles seraient inconcevables autrement. Il est intimement lié aux événements historiques. » Inconcevables ? Helmut Kohl, à lui seul, a aussi peu permis l’unité allemande que Bismarck, l’État nation allemand ; mais il serait difficile de se figurer ces deux mutations fondamentales de l’histoire allemande sans évoquer leurs deux noms.

La « République de Bonn » a débuté avec Konrad Adenauer, et elle a pris fin avec le mandat de chancelier d’Helmut Kohl, qui a contribué dans le même temps à ce que la « République de Berlin » reprenne les piliers essentiels de celle de Bonn. Souvent, les personnalités remarquables sont le reflet de leur époque. La dimension historique d’Helmut Kohl se manifeste dans le fait qu’il n’a pas seulement marqué une époque, mais qu’il est devenu le lien entre deux époques ; il a aidé à surmonter heureusement la première, et il a posé les bases pérennes de la seconde – notre époque, celle de l’Europe unie. Ainsi, une chose était pour lui une évidence même, alors que pour d’autres – y compris moi-même –, elle était au moins sujette à discussion : une Allemagne réunifiée dans la paix ne devait pas être plus longtemps gouvernée et contrôlée parlementairement depuis Bonn, mais à nouveau depuis Berlin.

Les lumières braquées sur les grandes personnalités projettent aussi des ombres : ce fut le cas également pour Helmut Kohl, qui a décrit lui-même sa vie comme un parcours fait de grands succès et de lourdes défaites. En 1976, en tant que candidat chancelier, Helmut Kohl a donné à l’Union CDU/CSU, avec 48,6 pour cent des voix exprimées et une forte participation, son deuxième meilleur résultat de toutes les élections au Bundestag précédentes et futures organisées jusqu’à ce jour, et il devint chef de l’opposition, car dans les règles non écrites d’une démocratie parlementaire, un pays peut aussi être gouverné contre le parti le plus fort, et de loin, si des majorités parlementaires adéquates le permettent.

Le parcours d’Helmut Kohl fut aussi jalonné de blessures : celle qu’on lui fit subir, et celles qu’il infligea à d’autres. Lui-même admit avoir commis certaines erreurs. Si son retrait après la perte des responsabilités de gouvernement est aussi devenu son retrait de la politique active, qui lui fut finalement imposé par le contexte du « camouflage créatif des dons aux partis », comme l’a formulé son biographe Hans-Peter Schwarz, cela a une fois de plus un lien avec la personnalité extraordinaire, voire extraordinairement têtue d’Helmut Kohl.

Sa mort représente une profonde césure. Avec la génération des Schumacher, Heuss et Adenauer, ce sont des personnes dont les biographies remontaient bien au-delà de l’époque nazie, jusqu’à l’Allemagne impériale, qui ont disparu ; avec les décès de Willy Brandt, Walter Scheel, Helmut Schmidt, Richard von Weizsäcker, Roman Herzog, Hans-Dietrich Genscher, et maintenant Helmut Kohl, nous avons pris congé de générations pour lesquelles l’époque des guerres mondiales n’était pas un récit, mais une expérience – et l’Europe est donc toujours une question de guerre et de paix. Être conscients de cet héritage est, de toute évidence, plus nécessaire que jamais.

Helmut Kohl se sentait fondamentalement obligé envers l’héritage de Konrad Adenauer, qu’il définissait comme (je cite) une « chance pour l’Allemagne » ; lui même le fut également : il a été une chance pour l’Allemagne et pour l’Europe. Nous, Allemands, pouvons nous estimer heureux devant des personnalités de son calibre, que beaucoup de nos voisins nous envient.

Nous nous inclinons avec respect et reconnaissance devant l’œuvre de la vie d’Helmut Kohl, le chancelier de l’unité et le citoyen d’honneur de l’Europe. Nous adressons nos condoléances à ses proches. Nous leur souhaitons force et consolation en ces jours de deuil.

Je vous prie à présent de bien vouloir vous lever en hommage à Helmut Kohl, en signe de notre respect, notre gratitude et notre deuil.

Marginalspalte